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Airs de flûte
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7 avril 2011

Eleanore, dans les villes-fantômes (3)


Assez bons joueurs de black jack, nous le sommes devenus aussi, Jonathan et moi. Lorsque  mon ami s’est enfin senti prêt, nous sommes partis pour la Californie. Go west, young men!

 Bodie___cimeti_re

Nous posons nos malles dans un hôtel de Benton, à peu de distance de Bodie. Le lendemain, touristes parmi d’autres, nous déambulons dans les rues en terre battue de la vieille ville presque vide. Nous photographions l’église méthodiste, les panneaux indicateurs de rues (Bonanza Street, Maiden Lane, Virgin Alley...), les vieux chariots, les saloons et les cercueils tendus de satin gris perle dans la maison du croque-mort. Dans le cimetière, nous ne trouvons pas la tombe de Madame Moustache... Jonathan est déçu.

Retour à la rue principale. Devant ce qui fut à coup sûr une mercerie, si l’on s’en réfère au grand mannequin d’osier qui trône encore dans la vitrine, mon ami tombe en arrêt. Eleanore a dû être cliente ici. Le doute n’est pas permis. Jonathan cadre avec soin la façade et déclenche, une fois, deux fois, trois fois.

Le soir, à Benton, dans un drugstore, il développe des tirages papier des photos qu’il a prises. Lorsqu’il manipule les trois de la mercerie comme des cartes de bonneteau, je me souviens de son air gêné, le premier jour de nos lectures du journal, au moment où tomba sur le sol la photo sépia. Soudain, comme alors, il se décide, mais ne me montre que deux vues de la devanture. Sur celles-là, l’accès à la porte est  dégagé... La marche qui mène au magasin est totalement vide.


 


Herbert Kipfel’s Diary (8 septembre 1879)

(...) Hier soir, Madame Moustache était gaie. Comme aux beaux jours, Eleanore a offert le champagne, en a bu deux coupes, a allumé une longue cigarette... et m’a invité à sa table.

Devant les cartes, elle a posé trois-cents dollars.

Elle a commencé à perdre, a continué de perdre, avec un étrange sourire qui lui tordait un peu la bouche. Ou bien était-ce la fumée de la cigarette qui l’obligeait à grimacer? Deux joueurs, qui gagnaient pourtant, se sont levés bientôt pour aller au bar. Puis d’autres ont quitté la table. Gênés, me sembla-t-il, par l’attitude de l’hôtesse. Eleanore m’a regardé, bien en face. Tu resteras jusqu’au bout, n’est-ce pas, Herbert?

C’était une question, un ordre, une supplique. Je suis resté. Seul adversaire.

Elle a fait alors une chose qu’elle aurait interdite à tout le monde. S’est baissée, a pris dans ses mains un chat que je n’avais jamais vu et l’a installé sur ses genoux. Regarde bien, Rouquin, comme il est fort au black jack, mon ami Herbert. Regarde-le gagner.

Je lui ai pris ses cinquante derniers dollars. Elle a posé le chat sur la table et s’est levée. Le félin s’est dressé, tremblant, sur ses quatre pattes crispées, le dos arqué, le poil hérissé. Les griffes crochées dans le tapis, il a craché vers moi.

Eleanore revenait déjà du bar, avec deux verres. Elle m’en a tendu un et m’a donné un long baiser sur la joue, tout près de la bouche... devant tout le monde! Au contact de sa moustache, j’ai frissonné. Nous avons bu lentement, les yeux dans les yeux, et elle est sortie...

 

Ce matin, nous l’avons retrouvée, sur la route de Benton, hors de la ville. Elle était étendue dans l’herbe, comme si elle dormait. Le docteur Fletcher a supposé qu’elle avait dû boire un mélange de vin rouge et de morphine, à dose létale. Elle tenait dans sa main une courte lettre. Je suis fatiguée de vivre. En guise d’oraison funèbre, Dexter Daves a murmuré, mais assez fort pour que tout le monde l’entende, qu’il ne reverrait jamais les trois-cents dollars qu’il lui avait prêtés la veille...

Je lui ai rendu son argent.

Il est temps pour moi de quitter Bodie maintenant.



Le journal d’Herbert Kipfel se termine là.



 

Jonathan m’a montré la troisième photo.

Bodie__Chat__Robert_Holmes 

Regarde! Il ne devrait pas être là! J’ai déclenché trois fois, coup sur coup. D’où sort ce chat blanc, tranquillement assis devant la porte? D’où il sort, tu peux me le dire? C’est impossible qu’il soit arrivé pour prendre la pause en aussi peu de temps! C’est quoi, cet idiot de chat? C’est quoi?

J’ai passé la soirée à essayer de le calmer. Comme nous devions retourner à Bodie le lendemain, il serait toujours temps de chercher à comprendre, là-bas. Des chats, même sauvages, tous les recoins de Bodie en étaient peuplés. Nous le savions, nous les avions vus. Il est monté se coucher. Mais je sentais bien que je ne l’avais pas convaincu.

Au matin, il n’était plus là. La voiture de location avait disparu. Je suis parti en louer une autre et j’ai foncé vers Bodie. Je suis allé partout, suis entré dans toutes les maisons. Il n’y était pas. Le chat non plus.

J’ai retrouvé notre voiture à l’entrée du cimetière. Je me suis précipité, j’ai couru par les allées laissées à l’abandon (juste assez d’herbes folles pour conforter l’image touristique de la ghost town...), j’ai appelé longtemps. Sans obtenir de réponse. La voiture était restée ouverte. J’ai pris sur le siège le journal d’Herbert et les photos.

Rentré assez tard le soir, je m’attendais à retrouver mon ami. Il n’était pas là...

Le lendemain, pas plus de nouvelles. Alors, j’ai prévenu la police de la disparition de Jonathan, pour qu’ils puissent commencer des recherches. Ils ont pris note de mes déclarations et m’ont dit de retourner à l’hôtel et de ne pas quitter la ville.

Je ne leur ai pas parlé de Madame Moustache. Ni d’Herbert. Ni des photos. Ils n’auraient rien compris à cette histoire... Ces photos, je les tiens entre mes mains. J’observe le chat. C’est vrai qu’il est assis là comme s’il n’avait pas quitté cette marche, devant la mercerie, depuis des heures. Je le fixe un peu mieux. Il n’est pas vraiment blanc. Si l’on y regarde de plus près, on peut distinguer sur son dos et sur sa tête des touffes de poils roux. Rouquin! disait Eleanore. Regarde-le gagner, mon ami Herbert.

Je devrais quitter le coin de Bodie tout de suite, moi aussi. Qui me croira, quand ils découvriront le journal d’Herbert et les photos, avec et sans le chat, quand j’essaierai de leur expliquer que, cet après-midi-là, l’apparition si improbable, si... immatérielle de Rouquin signifiait que Madame Moustache invitait Jonathan (qui savait) à une dernière  partie de black jack... et que nous ne le reverrions jamais?

Antoine Mack

Sources, pour l’histoire de Bodie et la vie mouvementée... et bien réelle d’Eleanore Dumont  (Madam’  Mustach): Site web de Kathy Weiser-Alexander, Legends of America.

 

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Commentaires
O
Tu ne devrais pas, belle lurette, te faire du souci pour eux. Eleanore a remplacé Herbert par Jonathan... et Rouquin leur tient compagnie, dans les villes-fantômes. Connaissant mon ami, j'imagine qu'ils hantent des salons calmes, peut-être un peu poussiéreux.<br /> <br /> Mais as-tu seulement pensé à moi? Ma cellule, à Benton, est bien étroite et très mal chauffée. Et les flics californiens ne croient plus aux revenants, ni aux pouvoirs maléfiques... des chats.
B
Anéantie, je suis.... On dirait que tu le fais exprès, Tony, de nous mettre le cœur à l'envers ! Dis moi que ça ne finira pas là. Qu'on retrouvera Jonathan et le chat ! <br /> Rouquin, reviens ! Je te jure qu'on t'aimera et que tu seras bien.... Je suis prête à me laisser pousser la moustache si tu veux bien de moi comme nouvelle maîtresse. Je ne sais pas jouer au Black Jack mais tu m'apprendras... Je compte sur toi !
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