Bad trips ?
Entre ces deux-là, depuis quelques dizaines de millions d’années, l’affaire suit son cours...
Avec des hauts et des bas. Inexorablement.
A priori, ils ne sont vraiment pas faits l’un pour l’autre. Ou alors, si?
Elle, camponotus leonardi, est une ravissante petite fourmi qui vit, se nourrit et se promène le plus souvent dans la canopée de la jungle thaïlandaise, tout près du soleil.
Lui, qui répond au nom charmant d’ophiocordyceps unilateralis, est un champignon tubulaire qui préfère (et de loin) l’ombrage des grosses feuilles qui se développent à vingt-cinq centimètres du sol, au pied des grands arbres.
- Rien n’aurait dû nous mettre l’un en face de l’autre. Et même nous rencontrant, nous aurions dû nous croiser sans nous voir, se dit toujours Campo. D’ailleurs, le jour de notre premier (et improbable) rendez-vous, il n’a pas du tout retenu mon attention... Ce jour-là, il était spore ultraléger et quasiment invisible, monté de son univers glauque sur l’aile d’un courant ascendant... qui l’a déposé sur ma tête! Sentant battre la vie en moi, il s’est convaincu qu’il pourrait y avoir entre nous des atomes crochus. Idée stupide!
Alors Ophio s’est accroché. Il a envoyé dans la tête de Campo des radicelles minuscules qui ont exploré le cerveau de la gracile fourmi. Il s’y est enrichi de quelques juteuses matières nutritives qui l’ont fait croître en taille et en force jusqu’au moment où il a senti qu’il serait bientôt temps, pour lui, de redescendre vivre dans l’ombre humide et propice de la forêt d’émeraude, le seul biotype qui lui convînt vraiment.
A son tour, au bout de quelques jours, il a gorgé généreusement le système nerveux central de sa jolie compagne de sucs si capiteux qu’elle est devenue totalement accro à lui, fourmi qui se marche sur les pattes en dansant, qui trébuche aux bords des feuilles, zombie au comportement erratique, livrée sans défense à son champignon dominant.
Dorénavant, il contrôle son cerveau, il la dirige vers le vide, l’y fait tomber. Dans le puits jaune et vert qui s’obscurcit cependant que leur vertigineuse descente les rapproche du fond, les voilà qui accomplissent en chute libre un psychédélique premier voyage de noces... Super trip!
Arrivé près des plantes qu’il reconnaît sans les avoir jamais vues, le champignon freine la chute du couple, dirige Campo vers une veine épaisse sous une feuille. Affamée, elle mord cette veine, les muscles de ses mandibules s’atrophient soudain (encore une traîtrise d’Ophio!) et elle ne se libérera plus de ce piège dont elle-même a refermé les dents.
Elle va nourrir Ophio, elle va mourir. Un jour prochain, adulte, il produira des spores...
... qui, au gré d’un courant chaud, s’envoleront, légers, vers la canopée.
Antoine Mack