Eleanore, dans les villes-fantômes (2)
Quittant Nevada City en 1857, Eleanore et Herbert, joueurs de black jack qui accompagnent la ruée vers l’or dans l’Ouest américain, se sont séparés. Herbert redevenu solitaire, les pages de son journal ont perdu de leur entrain...
Sur les deux versants de la Sierra Nevada, les coins ne manquent pas où, un jour ou l’autre, on trouve trois ou quatre pépites un peu plus grosses que les autres, et les foules accourent. Chercheurs d’or, aventuriers, joueurs professionnels, prostituées, malfrats de toutes espèces... Chacun y trouve son coin... et ses victimes!
Herbert Kipfel’s Diary (1874)
(...) Je viens de m’installer à Bodie.
En 1859, William S. Bodey et trois compagnons ont découvert de l’or dans ce lieu. Pendant que deux d’entre eux repartaient pour faire enregistrer les concessions, Bodey est resté pour garder la future mine, avec le quatrième partenaire. Un blizzard les a surpris et Bodey est mort de froid dans les collines. Son corps n’a été retrouvé qu’au printemps, les doigts et les poignets déjà entamés par le gel et les morsures de la vermine. On décida plus tard de donner son nom au premier camp. Mais Bodey étant phonétiquement trop près de body (qui signifie cadavre), on opta finalement pour Bodie.
Il y a de l’or, ici, et de l’argent sur les tables de jeu. Assez pour attirer Madame Moustache? (...)
Auparavant, nous apprend son journal, Herbert a longtemps tourné sur le versant ouest de la Sierra Nevada, avant de redescendre à San Francisco où il a distribué les cartes au Bonanza, pendant plusieurs années. Des bruits concordants se sont mis à courir à propos de la ville nouvelle de Bodie, sur l’autre pente de la Sierra, juste à la frontière du Nevada. Il a décidé alors d’y aller tenter sa chance, avec le projet d’investir une part de ses gains dans l'acquisition d’une salle de jeux... En attendant Eleanore, peut-être?
Herbert Kipfel’s Diary (1876)
(...) Bodie est devenue une ville de plus de 7000 habitants et de nouveaux arrivants ne cessent d’affluer. Je continue à faire ma pelote, les amateurs de black jack sont nombreux. Pour assurer ma tranquillité, j’ai passé un accord avec le banquier de Benton. Tous les quinze jours, je lui apporte mes gains et il les vire immédiatement, par télégraphe, sur un compte que j’avais ouvert à New York, en arrivant aux States. Pour ces courts déplacements, j’engage deux vieux amis, bons tireurs, qui me servent de gardes du corps. Il arrive que l’on nous attaque; ils en font leur affaire, promptement...
Mais l’ambiance n’est plus la même qu’à nos grands débuts, dans les années 50. Certaines tables occupent désormais des espaces bruyants dans les saloons. Les bagarres sont fréquentes. La tranquillité du salon d’Eleanore me manque... On m’a dit, l’autre jour, qu’elle a joué à Tombstone récemment. C’est assez loin, vers le sud, dans l’Arizona.
Les gens qui suivent les routes erratiques de l’or me parlent souvent d’elle, lorsqu’ils arrivent ici. On l’a vue dans le Montana, l’Idaho, l’Utah, le South Dakota, où, dit-on, elle aurait essayé de donner des leçons de poker à Calamity Jane en personne, sans succès. De mauvaises langues disent aussi qu’elle s’est mise à boire du whisky, qu’elle jure comme les mineurs et même qu’elle a fait travailler des filles à Bannack et ailleurs, dernièrement. (...)
Jonathan m’a dit un jour que nous irions bientôt dans l’Ouest américain. Il lui faut voir absolument ces contrées où est née la légende.
Les vilenies que certains racontaient à propos d’Eleanore, il ne veut pas y croire: ça ne ressemble pas à l’image de l’amie telle que la décrit l’arrière-grand-père dans son journal...
Herbert Kipfel’s Diary (1878)
(...) Enorme surprise! Eleanore est arrivée ce soir à Bodie, où je séjourne et joue depuis quatre ans. Nous avons dîné ensemble. Elle s’est empâtée un peu mais reste belle, bien que nous soyons aux abords de la cinquantaine maintenant, et je la trouve toujours aussi sympathique. Elle m’a raconté ses aventures.
Après avoir quitté Nevada City, en 1857, elle s’est installée un temps à Carson City où elle a investi presque tout son argent dans un ranch, espérant s’adonner alors à l’élevage de bovins. Un peu perdue loin des salles de jeu et des tapis verts, elle s’ennuyait déjà, au milieu de ses cow-boys, quand est survenu un bellâtre qui a réussi, en moins de dix mois, à la séduire, à l’épouser et à la ruiner, vendant sa ferme et lui laissant de lourdes dettes avant de disparaître.
Mais elle n’aurait pas été Madame Moustache, si elle n’avait pas réagi. Elle a suivi son vaurien à la trace, l’a retrouvé un soir, ivre et seul, et l’a abattu froidement de deux balles de Derringer dans la poitrine. On l’a soupçonnée, elle a nié. On ne l’a pas arrêtée, elle est repartie à travers la montagne.
Puis elle a recommencé à diriger des parties à Columbia, à Pioche et dans une dizaine d’autres lieux, qui les uns après les autres se sont vidés et sont devenus, eux aussi, des villes-fantômes. Et la voilà maintenant à Bodie! Avec moi, de nouveau. L’aventure peut recommencer! Nous allons ouvrir ensemble un nouveau Vingt-et-Un. (...)
Renseignements pris, Bodie est aujourd’hui une autre de ces villes abandonnées, et l’une des plus visitées, à l’est de San Francisco. Elle a connu, sans Eleanore, ni Herbert, une autre histoire plus riche et plus mouvementée, jusqu’en 1931, avant d’être délaissée par tout le monde, quand les filons d’or furent épuisés. De ses deux mille maisons d’avant 1900, il en reste à peu près deux-cents, inhabitées... Belle destination pour des vacances, dit Jonathan, avec l’attrait supplémentaire et excitant de pouvoir chercher les traces de l’amie de l’ancêtre, son ombre peut-être?
Herbert Kipfel’s Diary (1878)
(...) Oui, nous avons un peu vieilli, Eleanore et moi. Certes, nous avons gagné en expérience au black jack, mais les temps sont devenus plus difficiles. Souvent nous ouvrons deux tables. Les affaires marchent mieux quand nous nous faisons concurrence. Quatorze pigeons à plumer, au lieu de sept!
Ces derniers temps, je constate quand même que les bons joueurs me fuient et vont de préférence s’asseoir à la table de Madame Moustache. Ils pensent y trouver, je crois, de meilleures chances de gagner. (...)
Assez bons joueurs, nous le sommes devenus aussi, Jonathan et moi. Le calcul mental de pourcentages et de probabilités nous est familier. Quant à l’expérience et à la stratégie, nous les avons acquises, les samedis soirs et les dimanches, dans les casinos de la région. A ce jeu, Jonathan atteint un niveau bien supérieur au mien... Question de gènes, sans doute. Lorsqu’il gagne gros, ses yeux se mettent à briller, parfois, d’un éclat inquiétant. De plus en plus souvent, je le vois qui rêve éveillé de la ruée vers l’or – celui de la Californie d’aujourd’hui.
Lorsqu’il estime qu’il est enfin prêt, nous partons.
(A suivre)
Antoine Mack
Sources, pour l’histoire de Bodie et la vie mouvementée... et bien réelle d’Eleanore Dumont (Madam’ Mustach): Site web de Kathy Weiser-Alexander, Legends of America.