Etrangers au château – 9. Le taxi de Bajalpur
Avec sa Studebaker pourrie il faisait taxi, le radjah de Bajalpur. Sans jamais faire le plein. Tout juste laissait-il le pompiste lui transvaser cinq litres d’essence au grand maximum. Elle en consommait pourtant, du carburant!
Ça pouvait poser des problèmes. Quand il prenait des passagers au départ de Pourtalès pour Strasbourg, il faisait payer des droits de routage plus ou moins élevés. Cinq passagers se partageaient l’acquittement du prix des cinq litres. Quatre passagers aussi. Trois de même. A deux ou seul, personne ne s’y risquait... Mieux valait marcher un peu et prendre le vieux tram ferraillant.
S’il tombait en panne sèche avant la station-service et s’il était de bonne humeur, il acceptait, l’air de vous faire une faveur, de rembourser la moitié du billet. Cela n’allait jamais sans palabres, surtout avec les Africains, qui avaient pourtant plus d’argent que nous autres. Par ailleurs, selon la distance qui restait à parcourir en poussant le gros vaisseau jusqu’à la pompe, certains menaçaient d’abandonner. Alors le Prince concédait des réductions un peu plus généreuses.
Bon, nous savions bien que, pas plus que nous, il ne roulait sur l’or et que son système, aussi cahoteux que les trajets de sa voiture jaune, nous arrangeait bien quelquefois. A d’autres occasions, il se montrait le meilleur des copains et tout le monde l’aimait bien. Et puis, de surcroît, nous étions tous fans de Fritz Lang et du film récent de ce dernier: Le Tombeau Hindou... Il profitait de l’image positive, de façon éhontée!
OOOOO
Pour les stagiaires féminines, la règle changeait.
D’abord, il s’opposait à la mixité. Les filles montaient seules sur les sièges arrière. Pas question que l’un de nous vienne flirter pendant qu’il était, lui, obligé de conduire. Elles avaient également plus de chance que nous, car elles ne payaient pas. Par contre, elles devaient promettre, en cas d’incident de route, de pousser aussi loin qu’il faudrait, elles également.
Je me souviens d’un jour où il m’a refusé l’accès au char d’assaut parce que trois demoiselles venaient d’y monter.
Je me suis rabattu alors sur mon vélo et j’ai décidé de partir un peu plus tard. Je vais, en pédalant, un peu plus vite que lui, même quand son vieux moteur tourne.
Quand je les rattrape devant l’église de la Robertsau, les passagères sont déjà descendues... et poussent. Appuyées sur la porte fuyante du coffre qui les oblige à se pencher en avant, les jeunes filles s’escriment. Elles portent toutes les trois, comme s’il s’agissait d’un uniforme imposé par Brigitte Bardot, de mignonnes jupes-corolles en vichy rose et blanc. Qui s’évasent et qui dansent...
Il n’est plus question de me hâter maintenant et de me priver d’un si charmant tableau. Je reste en arrière, de quelques longueurs de roue, et ralentis encore. Si j’avais un pignon fixe, je pourrais faire du sur-place comme les pistards des Six jours, à la Cipale, dont les exploits hivernaux occupent encore les pages de L’Equipe, sur papier jaune.
Mais qu’il est difficile, dans ces cas, de maintenir l’équilibre, tout en gardant l’œil rivé ailleurs qu’à la route! Je finis par coincer ma roue avant dans un rail du tramway... et bonjour les pavés!
Au bruit de ma chute, elles arrêtent de pousser et se retournent. Elles éclatent de rire. Lui aussi... dont je vois les doigts qui battent la mesure sur sa portière. Le silence revenu, j’entends dans sa radio Nat King Cole qui susurre Route_66 .
Chacun ses gamelles.
(A suivre)
Antoine Mack