Etrangers au château – 10. Surboum
Un jour, j’ai écrit une chanson. Quelqu’un l’a mise en musique. Mais je ne l’ai jamais entendue...
Stavros, le Grec de Pourtalès, se piquait aussi d’en écrire, qu’il aimerait bien chanter plus tard (enfin, le moins tard possible), à Athènes ou ailleurs. Mais Wim, le Hollandais, qui étudiait la composition, n’arrivait jamais à coller dessus les airs adéquats. Le compositeur en herbe m’en a commandé une, à moi aussi. Histoire de mesurer, comme il disait, si c’était lui l’incapable ou son pote l’aède. Il avait dit ça au bar, devant l’intéressé, et tout le monde avait bien rigolé, y compris Stavros qui ne manquait pas d’humour.
Ça s’appelait Si un jour... Je veux dire, ma chanson. Vous voyez le genre? Si tu fais ci, si tu fais ça. Menaces en l’air... Si un jour tu danses avec un autre... Mon Dieu! Cinquante ans plus tard, j’en rougis encore.
OOOOO
Le mois de juin commence, cette année-là, par une grande semaine de beau temps chaud. Un groupe de jolies stagiaires vient d’arriver.
Wim qui compose aussi des musiques sans paroles et Stavros qui veut bien chanter des trucs qu’il n’a pas écrits ont lancé une invitation largement diffusée pour une soirée dansante autour du vieux piano... avec le concours de l’électrophone et des disques de Rocky, aussi. Est-ce qu’on disait déjà boum, en ces temps lointains ? Surboum, peut-être bien...
Ai-je précisé que, hors les stagiaires qui nous visitent, la population du château ne compte pas la moindre femme à demeure? Le succès de la soirée dépendra du bon vouloir des belles Lorraines. Plusieurs délégations seront envoyées pour les convaincre et (miracle!) on obtient, le grand soir venu, un quota de quasiment 50/50!
On danse des rocks endiablés, on dévisse l’une ou l’autre ampoule pour les blues. De petits groupes se forment par affinités, puis des couples. Ma cavalière est mignonne et vraiment sympa.
Au micro, Stavros mène le bal. Après une énième série de rocks assez éprouvants dans la chaude soirée de l’été naissant, il présente son ami Wim, au piano, comme le compositeur d’avenir que nous devrions tous écouter, recueillis, pendant quelques minutes.
Wim joue alors trois de ses œuvres les plus courtes et récolte des applaudissements mérités. Puis il saisit le micro et annonce le tour de chant de Stavros, futur crooner grec et peut-être mondial. On peut danser, même le sirtaki, si l’on connaît. (Zorba n’est pas encore passé par chez nous, en 1960...) Les ritournelles s’enchaînent, en deux ou trois langues, et je sens qu’elles ne passionnent guère ma cavalière qui serait plutôt rock and blues, carrément.
Je suis en train de chercher un argument valable pour l’inviter à une promenade dans le grand parc aux belles frondaisons quand Stavros annonce une chanson nouvelle, composée elle aussi par Wim. Si un jour... elle entend ça, ma cavalière, c’est fichu! Je la saisis par le bras et l’entraîne vers la porte.
- Ça ne peut qu’empirer, tu sais. Allons faire un tour.
Elle me regarde, étonnée quand même d’une décision aussi brusque... et dit oui.
Et voilà pourquoi je n’ai jamais entendu ma chanson... Mais, sur le moment, je n’ai rien regretté. Les compensations valaient le sacrifice! Plus tard, en repassant devant la salle, nous entendons encore chanter Stavros. Mon Dieu que j’aime ce port du bout du monde... Ça vient de sortir.
Je vole un baiser à ma nouvelle copine. Arrête, tu n’es qu’un voyou! Il y a si longtemps (nous n’étions même pas nés), Henri Garat chantait déjà... Un_mauvais_garçon.
Ben oui, chacun son style.
(A suivre)
Antoine Mack