Ce jour-là, je l’avais rencontré place Gutenberg. Rocky promenait sa haute silhouette devant la brasserie Aux Armes de la Ville, à l’angle de la rue des Tonneliers, des fleurs blanches à la main. Avec son bouquet, il donnait l’impression de pencher vers sa droite...

- Tu viens avec moi?
- Où ça ?
- Aux Hospices civils. (Il dit ça avec un sourire). A la maternité.

J’ai suivi, un peu perplexe. Il avançait, passait à ma droite, revenait à ma gauche, en sifflotant. Il dansait autour de moi en descendant la rue.

- Enfin, tu peux me dire ce qui t’arrive, Rocky?
- Mais t’as pas compris? Je vais à la maternité parce que je suis devenu papa!

Rocky papa! Là, il m’en bouchait un coin! Des semaines, on pouvait dire des mois, que nous vivions ensemble au château et jamais il n’avait rien dit, jamais on ne l’avait vu avec une fille! Je finis par me dire que le héros de la résistance hongroise devait mener – ailleurs – une autre existence, qu’il vivait un grand amour qu’il nous cachait, qu’il protégeait... Sacré Rocky, quand même! Lui, père de famille! Qui voudrait croire ça, à Pourtalès?

OOOOO

Grande et belle jeune femme brune, la maman toute nouvelle était infirmière à l’hôpital. Ses parents et ses frères vivaient à Haguenau, à une petite quarantaine de kilomètres au nord de Strasbourg. C’est là que les deux jeunes gens s’étaient connus, un an plus tôt. Rocky avait été invité par l’un des frères de la belle, amateur de rock, lui aussi, de Bill Haley, en particulier. Et tout s’était enchaîné... Le bébé était une ravissante petite fille.

Quand nous sommes revenus dans la rue, le long de l’Ill, du côté du Pont du Corbeau, je lui ai demandé s’ils s’étaient mariés. Il m’a répondu que non et j’ai senti tout de suite qu’il valait mieux ne pas insister.

Maintenant qu’il n’avait plus son bouquet au bout du bras et qu’il ne dansait plus, il était redevenu soudain le Rocky qui se taisait quand il plongeait dans sa musique. En silence, nous sommes remontés jusqu’à la cathédrale. Il m’a quitté là et je suis entré au milk-bar où m’attendait Janos, à quelques pas du restaurant Kammerzell.

Il m’a rendu l’argent que je lui avais prêté. Nous avons parlé de son père, le tailleur, et de leur festin saucisses du dimanche, mais pas de Rocky.

Le soir, à Pourtalès, Ilie a servi beaucoup de bières, au bar où tout le monde semblait s’être donné rendez-vous. Vers minuit, le grand noir qui ne disait pas son nom s’est tourné vers moi.

- T’as remarqué? Pas de rock’n’roll ce soir...

Effectivement, Rocky n’était pas encore rentré.

OOOOO

Quelques jours ont passé. C’était un vendredi soir, je me souviens. Janos est venu frapper à ma porte. Nous avons parlé de nos cours et des travaux pratiques qui nous attendaient le lundi. En repartant, il a dit, sans avoir l’air d’y attacher beaucoup d’importance:

- Ça fait quatre jours que Rocky n’est pas rentré...

Je crois avoir répondu qu’il ne fallait pas s’inquiéter, qu’il devait avoir quitté la ville pour un moment, à la recherche d’un job peut-être, pour subvenir à ses besoins. Et, tout en parlant pour ne rien dire, je me suis souvenu de la chanson que les Platters chantaient dans le juke-box du milk-bar, après notre passage à la maternité. Only_you.

Chacun sa vie!

(A suivre)

Antoine Mack

Etrangers au château – 5. Rocky en ville

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