Quelqu’un, ici, se souvient-il de l’année 803?

Non, évidemment. Moi non plus, notez bien, alors que je suis beaucoup plus âgé que vous. J’ai d’autres souvenirs, bien plus anciens...

Je vous ai dit 803; j’aurais pu dire 802 ou 804, aussi bien. C’était juste pour vous faire remarquer ce qui nous sépare.

En l’an 803 de votre calendrier, Charlemagne se bat avec le basileus Nicéphore de Constantinople qui ne veut pas du tout lâcher son Empire d’Orient. Dans ma mémoire pourtant, plus que ces péripéties guéguerrières, votre année 803 restera comme celle de mon départ de chez moi. Je garderai aussi le souvenir de votre année 1940, celle où je suis arrivé chez vous, déguisé en petit nouveau-né, mais déjà vieux de nombreux siècles (siècles de vos années, s’entend).

Suivez-moi bien. 1940 moins 803, ça fait 1137. Mille-cent-trente-sept années pour venir de chez moi jusqu’à chez vous, à une vitesse toute proche de celle de la lumière, voilà qui vous donnera une idée de la distance parcourue!

Pour vous éviter de fastidieux calculs, regardez n’importe quelle photo envoyée par Hubble. Dans le coin supérieur gauche, tout près du bord, cherchez le plus minuscule des points blancs (A). C’est de là que je viens. Enfin, à une ou deux galaxies près.

OOOOO

Notre grande civilisation et le monde sur lequel nous vivions étaient si vieux déjà que nous avions décidé (comment dites-vous déjà, depuis belle lurette?) de ne plus compter nos siècles. Epuisée depuis longtemps la civilisation... et déglinguée la planète. Il n’y avait plus rien à sauver. Pour nous, le temps était venu d’essaimer.

Depuis longtemps déjà, nous avions repéré quelques centaines de points de chute à travers les galaxies. Car nous étions très nombreux, vraiment...

Nous étions prêts.

Je faisais partie du 1234e corps d’armée d’essaimage et de secours. Le voyage de cette armée devait la conduire sur une planète de votre secteur. Pas forcément sur la vôtre... Un petit monde non habité aurait aussi bien fait l’affaire, vous savez.

OOOOO

Depuis que je suis là, j’ai mesuré mille fois combien notre vieille expérience aurait pu servir ici. Pour éviter les conflits meurtriers qui vous opposent tout au long de votre histoire sur tous les continents et même sur les mers et dans le ciel. Pour vous aider à maîtriser le vieillissement brutal que vous infligez sans pitié à votre terre. Pour vous permettre de durer encore un peu (quelques milliers de vos années...) dans un univers que vous vous rendez de plus en plus hostile.

Mais depuis mon arrivée, je constate aussi combien je suis inutile. Nous aurions dû arriver par centaines et par milliers pour être efficaces. Et je suis arrivé seul, égaré, perdu. Par la faute de quelque changement d’orbite malvenu, je présume. Ou par la disparition de mon armée dans un cul-de-sac galactique (trou noir ?), moi seul survivant? Mais par quel miracle ? comme vous dites. (Quant à nous, nous n’avons jamais cru aux miracles). Maintenant, il se trouve que je suis là, seul... et que je ne vous sers à rien.

Je suis là, je vous regarde, je vous parle et je vous sens partagés, hésitants. Indéniablement vous savez que vous courez à votre perte, qu’il n’existe plus aucun doute là-dessus... et j’ai vaguement l’impression quand même que vous vous sentez plutôt soulagés que mes amis ne soient pas venus avec moi. J’ai tort?

Antoine Mack

L'extraterrestre

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