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Airs de flûte
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23 octobre 2010

Etrangers au château – 2. Rock’n’roll

rock_around

Rocky était Hongrois. Il était arrivé à Strasbourg fin 1956, après l’insurrection populaire d’octobre-novembre dans son pays et l’entrée des chars soviétiques à Budapest.

Je crois que je n’ai jamais entendu ni son vrai nom, ni même son prénom. Par contre, il nous racontait souvent ses aventures dans les rues de Budapest, où il faisait face aux Russes. Il savait dire sa chance de n’avoir pas fini au nombre des quelque 3000 morts recensés, l’aubaine enfin d’avoir pu s’échapper, comme 21000 compatriotes, juste avant le 21 novembre, par la frontière austro-hongroise laissée ouverte par Imre Nagy.

Pour nous autres, ses voisins, Rocky était un héros de cette révolution réprimée dans le sang par les Russes sans que les puissances occidentales interviennent.

Il était déjà installé à Pourtalès depuis début 1957, quand  j’y ai posé ma valise en octobre 1959,  parce que j’avais attendu trop longtemps, cette année-là,  pour présenter ma demande de chambre en cité universitaire. Tout ce qu’il fit, Rocky, jusqu’à la date de notre rencontre,  ce fut d’apprendre le français (pas trop mal) et de se passionner pour le rock’n’roll. De là son surnom.

Pourquoi donc, demanderez-vous, nous trouvions-nous au château de Pourtalès?

Avant de devenir, en 1964, la propriété de la Schiller International University, université privée américaine dont les huit campus étaient répartis dans six pays d’Europe pour y promouvoir l’enseignement de l’allemand, le château et ses dépendances ont accueilli, pendant quelques années et en vrac, des stagiaires en formations diverses, des réfugiés (des pays de l’Est européen surtout) et des étudiants qu’on envoyait là parce qu’on ne pouvait plus les loger en ville, faute de place dans la cité universitaire.

Les stagiaires étaient toujours installés au château, où fonctionnait aussi un petit restaurant. Les réfugiés et les étudiants se partageaient les chambres, le bar, la grande salle et quelques bureaux des dépendances, un ensemble de baraquements construits par les Américains, au fond du parc, juste après la guerre.

Dans la journée, cet endroit qui sentait fort les panneaux en copeaux de bois et la colle était calme. Ceux qui n’étaient pas partis en ville étudiaient, musique en sourdine. Le soir, la radio du bar, les discussions dans les couloirs créaient une tout autre ambiance. Et lorsque Rocky rentrait, ça devenait carrément rock’n’roll.

Quand il arrivait, le pas nonchalant, bougeant son grand corps plutôt maigre avec l’aisance décontractée d’un Alain Delon type Plein soleil, il offrait un sourire charmeur à tout le monde avant de se réfugier dans sa chambre, près de l’électrophone. Souvent il rapportait six ou sept 45 tours dont les pochettes usées dataient de trois ou quatre ans déjà et portaient des photos à moitié effacées sur lesquelles on pouvait deviner ou la banane d’Elvis ou la mèche blonde et arrondie en accroche-cœur qui retombait de façon grotesque sur le front de Bill Haley. Rocky n’avait pas les moyens de s’offrir les derniers 33 tours…

De huit heures à minuit, à travers les cloisons, les guitares électriques et les saxos se répondaient à tue-tête. A la fin, ça énervait tout le monde, surtout les rares qui voulaient travailler, mais que voulez-vous, c’était Rocky, le héros de la révolution hongroise… On finissait, au bar, par désigner deux ou trois plénipotentiaires qui allaient  négocier la trêve pour la durée de la nuit. Rocky entrouvrait sa porte et consentait sans beaucoup discuter à mettre un terme au concert… après un dernier morceau.

Ce dernier morceau, c’était toujours le même. Rock_around_the_clock.

Chacun sa marotte.

(à suivre) 3. Mat en trois coups

Episode précédent: L'assaut

Antoine Mack

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