J’ai conservé de la rue Mouffetard des souvenirs estompés qui datent du milieu des années 60... du siècle dernier. Et je viens de trouver un texte de l’écrivain allemand Kurt Tucholsky qui décrit la même rue en... 1924.

Né à Berlin en 1890, Tucholsky a beaucoup vécu à l’étranger à partir de cette année 1924, en particulier en France (Paris, Pyrénées), puis en Suède (de 1929 jusqu’à sa mort par suicide en 1935). En 1933, les nazis avaient brûlé ses livres... Dans de «courtes histoires», on trouve chez lui de belles pages sur Paris, qui témoignent d’un sens aigu de l’observation et d’un humour un peu moqueur. A vérifier ici, avec La rue Mouffetard.

Antoine Mack

La rue Mouffetard

Paris, juin 1924.

La découverte de Paris est passée de mode, je sais. (...) Mais si vous revenez un jour à Paris – ce que je vous souhaite de tout cœur – ne manquez quand même pas de l’observer.

Voilà donc le Panthéon. Une chose froide, avec des grilles, devant, et des Américaines qui montrent leurs dents et qui viennent vérifier si Murray avait bien raison, si tout est toujours à sa place et si Zola est encore couché là. Et lorsqu’elles ont constaté cela, elles retournent à l’hôtel, satisfaites. Car, comme on dit à Berlin, le reste, par ailleurs, ne présente aucun intérêt.

Vous laissez là le Panthéon... et, derrière le Panthéon, près de l’Ecole Polytechnique, commence une rue qui s’appelle la rue Mouffetard. Et dans cette rue, vous pourrez vous faire une idée de ce que Paris fut un jour.

C’est une rue assez longue, très étroite et plutôt tortueuse. Il est rare d’y voir passer une voiture, tout le monde y marche sur la chaussée. Et quel monde ! Ça fourmille de femmes et d’hommes, et d’enfants, et de chats. De très petites gens s’agitent là: des artisans, des vendeurs de nippes, des marchands de vieilleries. Dieu sait où ils logent tous!

Il se trouve ici un restaurant où l’on paye deux sous et l’on obtient alors le droit, avec une fourchette de bois que l’on aura apportée, d’aller tenter sa chance à la pêche d’un morceau au fond d’une marmite dans laquelle flottent, réchauffés, des restes en provenance de grands restaurants... Une sorte de repas-loterie.

Mais bien que ceux qui habitent là soient des gens pauvres, on n’éprouve aucune impression de déchéance. (...) On trouve ici des boucheries, des commerces de fruits et légumes, des laiteries, des épiceries et des boutiques... Où les ménagères viennent faire leurs courses.

Et les maisons! Il y en a quelques-unes qui sont anciennes. Sur la façade du n°9 on peut lire encore une inscription qui date du XVIIe siècle. Loin, au fond d’un corridor d’entrée, sont stockées quelques vieilles pierres tombales...

Et les cours que vous pourrez voir! Vous allez dire: «Monsieur le peintre, vous devez éviter d’exagérer. Ces choses-là, nous les avons connues certes, dans le passé, mais cela n’existe plus». Mais si, cela existe encore. Des cours qui ne sont que des manières de puits de lumière, avec des lessives suspendues à des cordelettes, avec des poutres et des lattes, des barres de fer rouillées et des murs mouillés et suintants, avec des enfants et des chats, des chats et des enfants. Les gens dorment là dans les cagibis les plus invraisemblables (ce qui paraît très romantique quand on ne fait que passer et que l’on n’est pas obligé d’y dormir soi-même)... Et d’apaches, l’on n’en voit pas. (Voilà encore une de ces habitudes pendables des touristes que d’exiger dès l’arrivée en gare ces quatre choses: des apaches, Mongmarta, Mouhlaing Rousch et une maîtresse. Dès la gare!)

Beaucoup de maisons sont très vieilles, oui, mais ce qui rend cette rue si attirante, c’est la vie animée, sans façons, presque méridionale qui s’y affiche et que l’on ne trouve pas ailleurs. Tout cela donne l’impression d’être très intéressant, cependant les gens ne se voient pas ainsi. Ils bougent, se baladent, font commerce, marchandent, travaillent et bavardent... comme c’est leur habitude.

Mais lorsque l’on sort de la rue - en haut, près de l’église Saint-Médard, où jadis les jansénistes en extase se roulaient dans des prières hystériques, - lorsque l’on sort, là-haut, l’on a sous les yeux l’avenue des Gobelins et l’on se retrouve dans le Paris normal, le Paris-cartes postales, avec ses rues larges, ses arbres, ses trolleys électriques... Et l’on se retourne tout étonné en se demandant d’où l’on peut bien sortir... Là encore l’étroite entrée de la rue Mouffetard et ici, au grand jour, des maisons modernes surmontées d’antennes de radio...

C’était quoi, ça?

Ce que c’était, ça? Un morceau du vieux Paris.

Vieux Paris

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