Nicolae Ceaucescu n’était encore qu’un obscur membre lambda du Comité central du parti communiste roumain quand Ilie avait quitté son pays.

A quarante ans passés, Ilie demeurait maintenant à Pourtalès, en attendant que son affaire s’arrange. Là-bas, en Roumanie, il avait été pharmacien. En 1960, en France, il n’était plus rien. Et il attendait que l’on veuille bien statuer sur son dossier...

Est-ce qu’il gagnait sa vie en s’occupant du petit bar de notre baraquement? J’en doute. Mais nous ne posions pas trop de questions; il avait l’air confiant. Tous les soirs, il ouvrait le bar, avec le sourire.

Souvent, l’un ou l’autre d’entre nous acceptait de lui donner la réplique aux échecs. Ce soir-là, c’est sur moi qu’il avait jeté son dévolu. Je n’ai jamais été bon aux échecs... mais comment refuser?

Une partie contre les réfugiés de l’Est commence immuablement par le même geste, à Pourtalès ou en ville. Avant de disposer les pièces sur l’échiquier, on soulève le jeu pour glisser dessous deux billets de banque, un par joueur. Peu importe la valeur; c’est selon les appétits, mais le nombre inscrit dessus doit être le même. Chacun des adversaires se plie à cette règle intangible. Puis les premiers pions glissent sur le bois.

Je m’applique. Cherchant à défendre surtout, à ne pas m’exposer, plutôt qu’à échafauder de savants plans d’attaque qui seraient présomptueux et rapidement punis, face à ces joueurs formés dès l’école primaire. Comme les footeux italiens de l’époque, verrouiller, verrouiller encore: les échecs avec moi, c’est catenaccio! Peut-être sauver le pat, la partie nulle, et récupérer mon billet. Sans grand espoir quand même...

OOOOO

Le géant noir est arrivé, silencieux. Celui qui ne dit pas son nom. Il s’est installé sur le haut tabouret, à côté de moi. Il est assis et ses jambes touchent terre, semelles à plat. Double mètre. Il n’a même pas jeté un coup d’œil à l’échiquier. Il dit toujours qu’il n’y connaît rien. Je suis certain que c’est pour ne pas se faire plumer!

Ilie se détourne un moment pour allumer le réchaud à gaz, y placer une casserole à moitié remplie d’eau dans laquelle il pose une canette de bière décapsulée. La bière au bain-marie, c’est la spécialité du grand noir. Je joue mon coup et me tourne vers lui. Je lui explique (avec la conviction têtue de l’Alsacien) qu’une bière, pour être appréciée, doit être consommée fraîche. Il ne répond même pas et hausse les épaules. Le pharmacien joue et je repars dans une longue réflexion, mains serrées entre mes cuisses pour ne pas être tenté d’adouber une pièce avant d’avoir mûrement élaboré ma réplique à l’attaque qui se dessine sur mon flanc gauche.

Ilie sert la bière chauffée. En même temps il me regarde, l’air de dire: Le client demande ce qu’il veut. Moi, j’exécute les ordres... Puis il annonce: Mat en trois coups! Il explique à toute vitesse les trois coups en question et la défense désespérée que j’étais supposé y opposer en vain, sans me laisser vraiment le temps de vérifier. Puis il soulève l’échiquier, renversant quelques pièces, et fait main basse sur les deux billets jumeaux.

Et le géant, à côté de moi, reposant son verre qui s’est couvert de buée, y va de son commentaire.

- Il t’a bouffé ton billet comme moi, un jour, je te boufferai, toi... avec mes dents de cannibale.

- D’anthropophage, tu veux dire...

- Non, je préfère cannibale.

Ils rigolent, tous les deux. Chez Rocky, je crois qu’on entend See you later, alligator.

Chacun ses appétits.

(A suivre)

Premiers épisodes

Antoine Mack

Etrangers au château – 3. Mat en trois coups

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