Piéton dans ma ville
Je laisse derrière moi la clinique et m’oriente vers les arches de Buren qui enjambent le tram. Traversées les voies, j’entre dans la rue de l’Arsenal. Ensuite, deuxième à gauche. Rue des Franciscains. Dans la langue ancienne, celle du temps des couvents intra muros, parce que les moines marchaient les pieds nus dans leurs sandales, été comme hiver, elle s’appelait la rue des va-nus-pieds.
C’est une rue pas bien droite. Pour éviter que l’on remarque que titubent ceux qui sortent du Gambrinus, brasserie fréquentée le soir tard par des messieurs cuir noir et acier blanc?
Sur le même trottoir, quelques pas plus loin, je m’arrête devant la fenêtre ouverte du luthier qui travaille. Pour parler de belles essences, il est éloquent et poète.
Face à la Cour des Chaînes, Université populaire bien plus ancienne et pionnière que celles d’un incertain Onfray, une vieille maison veille. Son pignon orienté vers la rue serait aveugle, n’étaient les fenêtres en trompe-l’œil peintes sur deux niveaux. A l’étage, du haut de la fausse fenêtre de gauche, le capitaine Alfred Dreyfus, juif alsacien, condamné à tort pour espionnage et haute trahison, vous observe à travers les petits verres brillants de ses lunettes.
Il est midi passé de quelques minutes. Devant l’école Cour de Lorraine, des dizaines d’enfants que l’on vient de lâcher se précipitent, en criant, en hurlant, vers des dizaines de parents qui les attendent. Leurs têtes sont noires, brunes, jaunes et roses, comme sur leurs dessins. Près de la porte, là-bas, les boucles blondes d’une gamine alsacienne se mêlent aux cheveux sombres et crépus d’un copain dont les parents sont d’Afrique.
Plus loin encore, sur la droite cette fois, la patronne d’une brasserie que l’on ne nommera pas observe la rue, debout dans sa porte, une moue aux lèvres. Gargote pour touristes le jour, lieu de rassemblement du F.N. le soir...
Me voilà près de la Cour des Maréchaux, place Lucien Dreyfus. Lulu, comme nous l’appelions, autre juif alsacien, exploitant de complexes de cinéma à Strasbourg, à Metz, à Mulhouse. Mort seul, il a cédé une partie de sa fortune pour créer une fondation de santé, à la clinique justement d’où je viens. Clinique fondée par des diaconesses, religieuses protestantes, au milieu du XIXe siècle.
Au bord de cette place, sur un grand mur qui fut vide, des voleurs échassiers s’enfuient en emportant tous les emblèmes de la ville, la tour de l’Europe, la colonne Lambert, la tour du Bollwerk et d’autres... Mais, juchée sur de semblables échasses, la statue de l’Homme qui transpire, autre emblème, reste immobile, n’emporte rien et s’essuie le front.
Encore plus loin, sur un autre pignon trompe-l’œil, une jeune femme, un peu triste, est penchée à sa fenêtre et regarde au loin, sur sa droite, d’un air qui pourrait trahir une impatience, une inquiétude, tandis que des pigeons l’observent, têtes penchées, assis sur une corniche irréelle et factices eux-mêmes...
Puis c’est la grande rue piétonne. Celle qui porte le beau nom de rue du Sauvage, en souvenir d’une tradition historique à laquelle furent fidèles toutes les villes du coude du Rhin, allemandes, françaises ou suisses. Elle voulait, cette coutume, que l’hiver, figuré par une poupée faite de branchages et baptisée l’homme sauvage, fût envoyé dans une barque en feu sur le Rhin, pour marquer l’arrivée du printemps. Rue du Sauvage qui s’appela, mais pour quelques jours seulement, en juin 1940, Adolf-Hitlerstrasse. Belle trouvaille!
Antoine Mack